En coulisse

Instagram peut-il influencer mes goûts ?

Laura Scholz
29/8/2023
Traduction: Martin Grande

Avez-vous déjà acheté des vêtements ou des meubles qui vont à l’encontre de tous vos principes esthétiques ? J’ai demandé à une experte pourquoi et à quelle vitesse nous nous laissons influencer en matière de goût.

Il paraît que tout est question de goût. D’un côté, les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas. De l’autre côté, on peut aussi « prendre goût » à beaucoup de choses, selon une autre expression. Cela m’arrive étrangement souvent. Voici deux exemples :

  1. Les « Boston Clogs » de Birkenstock. Lorsque celles-ci ont remplacé ici et là le modèle courant « Arizona », il y a environ deux ans, j’étais contre. Je le disais à qui voulait l’entendre. Depuis, j’ai vu ces mules si souvent, y compris sur des amies dont j’apprécie le style, que j’ai, je l’avoue, pris goût à ces chaussures.
  1. J’ai récemment vécu une situation similaire avec des pantalons cargo. Si, au début, je trouvais cette tendance recyclée des années 90 complètement inutile, je suis revenue de mon voyage à Copenhague à la mi-août avec, vous vous en doutez, un pantalon cargo dans mes bagages. M’enfin.

Pourquoi me fais-je influencer aussi facilement ? Suffit-il que les bonnes personnes nous mettent un vêtement sous le nez pour que nous le trouvions attrayant et voulions le posséder nous-mêmes ? Ce sont les questions que j’ai adressées à la chercheuse en tendances Alexandra Viert. Elle a étudié le design et plus particulièrement « Trends & Identity » à la Haute École des Arts de Zurich, où elle est aujourd’hui active dans l’enseignement et la recherche.

Alexandra Viert : Si nous adaptons nos goûts pour exprimer notre appartenance à un groupe ? Clairement. Par le biais du goût, nous voulons d’une part appartenir à un groupe, et d’autre part nous démarquer des autres. Cela passe par la manière dont nous nous habillons, par ce que nous mangeons, la musique que nous écoutons, le lieu où nous passons nos vacances et par la manière dont nous vivons. Dans la théorie, cela s’appelle la « distinction » et décrit la délimitation plus ou moins consciente entre les groupes sociaux.

C’est la première fois que l’on me présente les choses sous cet angle. As-tu un exemple concret ?
Alexandra Viert : Prenons l’anti-tendance Normcore. Lorsque cette mode a vu le jour il y a une dizaine d’années, elle répondait au besoin de s’opposer à l’obligation incessante d’être différent·e. Les pulls à col roulé et les jeans délavés à la Steve Jobs, les sandales de randonnée, les vestes en polaire et les basiques Uniqlo manifestaient une aspiration à la médiocrité de la mode. Le truc, c’est que même les personnes qui adoptent le normcore restent différentes et se distinguent de celles qui continuent à courir après chaque mode.

Alors, est-ce que j’adapte mes goûts pour qu’ils correspondent à un certain style de vie ou de prestige que je veux représenter ?
Oui, mais la personne avec laquelle tu parles de goût fait toute la différence. Une biologiste ou un psychologue répondraient peut-être différemment à cette question. Du point de vue de la recherche sur les tendances, le goût peut être considéré comme une partie du style de vie, qui ne s’exprime pas seulement en termes de mode, mais aussi dans des domaines tels que l’alimentation, la culture, les loisirs ou la consommation médiatique. Notre mode de vie est influencé par différents facteurs : l’origine sociale, l’âge, le genre ou le contexte géographique.

Si je vis en ville ou dans un quartier animé, est-ce que je ressens peut-être plus de pression pour représenter quelque chose de particulier ?
C’est bien possible, car il est vrai que plus ton cercle social est restreint, plus les attentes sociales à ton égard sont spécifiques. Supposons que tu habites dans le quartier calme, mais branché de Wiedikon, à Zurich : la pression sociale y sera probablement plus forte que n’importe où dans le vaste canton de Zurich.

Est-ce un phénomène récent ou avons-nous toujours été influencé·es d’une manière ou d’une autre ?
Le fait que nous nous laissions influencer n’est pas un phénomène des temps modernes. Néanmoins, la manière a évolué au fil du temps. Dans la mode, on parle de « trickle-up » et de « trickle-down », et même de « trickle-across » pour désigner le passage d’un produit d’une classe sociale à l’autre. L’exemple du kilt écossais explique bien ce phénomène. Il y a des siècles, il était l’habit national de la noblesse écossaise. Plus tard, le kilt a descendu plusieurs classes sociales (trickle-down) pour être déclaré mode de rue par les punks dans les années 1970. Encore plus tard, des pros de la création comme Vivienne Westwood ou Jean Paul Gaultier ont fait revenir le tartan de ces mêmes punks à la haute couture (trickle-up). Aujourd’hui, à l’heure des modes de vie pluriels et de la mobilité sociale, la mode effectue moins de va-et-vient entre les classes sociales et passe plutôt d’un réseau social à l’autre (trickle-across).

Peut-on déterminer le nombre de personnes ou de composants nécessaires pour créer une tendance visuelle ? Par exemple, pourrais-je influencer mon cercle d’amies à moi toute seule ?
Il n’y a pas de schéma type dans la recherche de tendances. Si tu n’es pas une leader d’opinion précoce, tes chances de devenir une créatrice de tendances sont relativement faibles. Les tendances ne sont rien d’autre que des mouvements dans une direction, des processus de changement qui commencent souvent à petite échelle. Le rôle de la recherche de tendances consiste à détecter ces petits phénomènes et ces signaux faibles qui indiquent l’émergence d’une tendance. Il existe certes des concepts comme la « règle des trois temps », selon laquelle une tendance ne se manifeste que lorsqu’elle peut être perçue dans trois secteurs différents. C’est le cas par exemple de la tendance végane, qui touche aussi bien le secteur de l’alimentation que celui de la beauté et de la mode. Souvent, les frontières entre micro, macro ou mégatendances sont floues.

Alors, tous ces phénomènes de mode éphémères qui disparaissent rapidement de la scène ne sont pas pertinents pour vous dans la recherche de tendances, si ?
Dans le discours public, par exemple dans les médias sociaux comme Instagram ou LinkedIn, les tendances sont à la mode. Trop souvent, on y confond tendance (trend) et engouement (hype). L’engouement génère un maximum d’attention en un minimum de temps. Généralement, il disparaît aussi vite qu’il est apparu. Parfois, cependant, un engouement arrive et reste pour devenir une tendance : c’est peut-être bien le cas de tes pantalons cargo.

Merci pour cette conversation édifiante, Alexandra.

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